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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

lundi 6 août 2012

Des crimes de moeurs. "érotisme, mysticisme, indifférence politique".

(Tokyo 1954)


Je travaille sur les mœurs. J'écris un livre. Les mœurs nous travaillent. Les mœurs ont une puissance d'éclat social, comme le diamant. Les mœurs sont un lieu de fascination. Et de condamnation, et de flétrissure. De flétrissure violente, définitive, féroce.

Dans l'histoire du monde, il est de multiples exemples de cet étrange écart entre la faute, l'affliction et la peine. Ovide, le si léger, piquant et doux poète, fut exilé d'avoir écrit De l'amour. Un petit opuscule, délicieux de légèreté et d'ironie, d'une grande indifférence politique. Il mourut dans l'amertume, sur les rives du Pont-Euxin, sur l'ordre d'Auguste, dont les lois voulaient durcir les mœurs romaines, et interdire le mariage avec des femmes de mauvaise vie. Auguste, grandi dans les guerres civiles et leurs massacres, celui dont Suétone rapporte qu'il se faisait livrer tous les matins une jeune vierge esclave.

Sade a fait, lui, vingt-sept ans de prison, dans un siècle où les riches négociants d'esclaves construisaient honorablement de vastes hôtels particuliers. Sade a fouetté des prostituées ; la couronne pratiquait la flétrissure, le marquage au fer rouge sur le visage, et l'exil forcé. Voyez ce si délicieux petit roman d'amour, Manon Lescaut.

Je pense aux procès de Baudelaire, ou de Flaubert. Mais le sort d'Oscar Wilde est exemplaire : il semblerait qu'il vaut mieux être un dandy épilé qu'un assassin, mais pas du tout. Dans un cycle où l'Europe extermine volontairement des peuples entiers, en Océanie et en Amérique du Nord, et reçoit en héros des tueurs d'indigènes, Oscar Wilde fait deux ans de pénitencier pour sodomie, voit sa vie brisée et ses biens dispersés. La résistance à l'opprobre public de ces hommes fut digne de celle de la résistance et des martyrs. Wilde d'ailleurs l'a parfaitement compris dans ses écrits. La violence du rejet vertueux est d'une redoutable puissance, le venin d'un cobra – écoutez un assassin puritain à ce sujet : La plus terrible de toutes les peines pour l'homme social, c'est l'opprobre, c'est l'accablant témoignage de l'exécration publique. — (Maximilien de Robespierre, discours sur la peine de mort, le 30 mai 1791 au sein de l’Assemblée constituante.).

 Il est deux hypothèses face au constat de la violence portée sur les mœurs dans des sociétés comme la nôtre, où la violence de l'oppression sociale est passée sous silence. Huit détenus sur dix sont en prison pour des affaires de mœurs : il y a là quelque chose d'étrange dans une société où la criminalité est loin de cette proportion.

Des sociétés où l'on se scandalise, entre gens vertueux et généreux, de l'exploitation de la misère que représente la prostitution - tant de prostitués des deux sexes ne désirent pas se prostituer, mais ne le font pour gagner de l'argent, n'est ce pas, au contraire de tous les autres salariés. Comme si l'exploitation du besoin et du désir avait une spécificité propre à la prostitution. L'industrie mondiale et ses bas salaires n'a vécu que de cela depuis l'origine, et en vit encore.

Des sociétés on l'on condamne l'oppression des dictatures pauvres et gênantes, sans jeter un regard sur la dictature de fer des propriétaires. Des sociétés où au nom de la protection des victimes, les forces de l'ordre pourchassent ces mêmes victimes. Des sociétés où il est permis d’appeler publiquement à détruire quelqu'un parce qu'il est adultère, sans que la légalisation de pratiques tortionnaires ne posent plus de questions. Où des drones multiplient des exécutions ciblées sans procès, mais où une fellation est un scandale national qui mérite d'énormes dépenses d'enquête et un interrogatoire public.

De même, où des parents alcooliques, violents et gravement négligents gardent bien sûr leurs enfants, et où l'on discute du droit à l'adoption des homosexuels. Mais c'est d'adultes matures et présents, aimants et loyaux, dont a besoin un enfant, pas de leur sexualité. Je ne crois pas qu'il appartienne à l'intérêt public de savoir comment les citoyens vivent, et encore moins qu'il soit pertinent de légiférer à ce sujet. Pourtant, tout cela est omniprésent, et puissamment réprimé.

Il est possible que cette focalisation de la société du Spectacle soit futile, soit un divertissement des « vrais problèmes ». C'est peut -être l'hypothèse la plus courante des militants politiques, souvent eux-même puritains.

Mais il est aussi possible que l'ampleur de la violence sociale sur le pauvre Ovide ait été liée à des enjeux majeurs de la société humaine.

Ovide fut exilé à Tomis sur les bords de la Mer Noire par Auguste, pour des raisons exactes assez mal déterminées. On affirme parfois que son ouvrage est à l'origine du bannissement de son auteur, par son amoralisme latent à l’époque où Auguste sévissait contre les débordements amoureux de sa propre fille Julie, puis de sa petite-fille Julie, et se montrait attaché à un nouvel ordre moral. Plus généralement, par ses encouragements à l'amour libre, l'Art d'aimer bafouait les lois contre l'adultère que venait de promulguer Auguste. (Wikipédia)

Je fais l'hypothèse que les questions de mœurs sont à la hauteur des enjeux de répression qui s'y manifestent. Le monde humain est en rotation autour de la question des sexes. Et la vie amoureuse d'Ovide, comme des troubadours ou d'Oscar Wilde, furent aussi des formes moléculaires de résistance à l'oppression.

J'évoque le cas de résistance d'Anna Akhmatova, condamnée au silence par Jdanov pour « érotisme, mysticisme et indifférence politique » . Je revendique « érotisme, mysticisme et indifférence politique ». Et dans une société de diffusion moléculaire de la répression, il se pourrait que la résistance puisse être moléculaire.

Il se pourrait que l'amour et la chair soient une arme – que le dandy soit un samouraï.

 Vive la mort !

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